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Soin du sauvage

 

Le sauvage a de nombreux sens. Il renvoie à la forêt, salvaticus en bas latin. La forêt est le lieu d'une vie qui ne sort pas, qui se cache. C'est la vie des animaux qui ont peur. A l'inverse, la vie qui sort, la vie à découvert, c'est celle qui entre dans la possibilité de la rencontre, de l'échange, et finalement dans l'évolution, dans l'histoire. Le sauvage est à la fois ce qui nous rassure et ce qui nous fait peur.

 

Il est rassurant de voir qu'il existe une vie qui ne change pas, qui ne s'altère pas, une vie en dehors de l'histoire. Quand Lévi-Strauss intitule, en 1962, l'un de ses livres célèbres La Pensée sauvage, il nous parle de la culture des peuples qui ne sont pas entrés dans l'évolution historique, de ces cultures qui ne changent pas. Lorsque les Européens rencontrent les autochtones des Amériques, ils les appellent des sauvages et ils ont l'impression qu'en eux l'homme touche encore à l'animalité, qu'il ne s'en est pas séparé. Le sauvage, comme dit Rousseau, est tel que l'a formé la nature (préface).

 

Mais la sauvagerie est également ce qui effraie. Il ne faut pas croire que la pensée des sauvages valorise le sauvage, au contraire ! Ces peuples se sentaient fiers de leur culture. L'un des traits de celle-ci, c'est justement d'être hostile au sauvage, comme l'a montré Mircéa Eliade. L'espace sauvage manque d'orientation et l'on s'y perd; il n'est pas ouvert aux dieux bienfaiteurs, il est le royaume des bêtes féroces et des esprits mauvais. Espace produit par la frayeur et par les mauvais rêves, il est habité par les monstres, dont les géants et les nains sont des figures mythologiques bien connues. Dionysos, chez les Grecs, résume les traits de la sauvagerie et l'enfer des chrétiens enfonce sous terre un imaginaire du sauvage fait de douleurs, de cris et de violences.

 

Le sauvage tient donc dans cette ambivalence qui le fait osciller entre la sagesse perdue et la folie qui toujours guette.

 

La nature est-elle sauvage et en partage-t-elle l'ambivalence ? La forêt est à l'origine de l'imaginaire sauvage, elle est la nature sauvage. Mais si l'on parle de nature sauvage, c'est qu'il y en aurait une autre, une nature non sauvage. On pourrait dire que dès que les hommes prennent soin de la nature, ils lui ôtent sa sauvagerie, ils la domestiquent, ils la rendent quelque peu artificielle : ils la dénaturent en quelque sorte. Comment concevoir qu'on puisse prendre soin du sauvage, alors que dès qu'on en prend soin, on le domestique, on lui enlève sa sauvagerie ? Le mot même de "nature", qui signifie ce qui nait et croît hors du soin des hommes, renvoie à ce paradoxe : dès qu'on intervient dans la nature sauvage, ne serait-ce que pour la protéger, elle cesse d'être de la nature sauvage. La protection des espaces sauvages, qui est au coeur des démarches écologistes, se meut précisément dans ce paradoxe : protéger un espace sauvage n'est-ce pas le retirer de ce qui existe sans l'homme et lui donner le statut de ce qui subsiste grâce à l'homme, grâce à la protection humaine ?

 

C'est pourquoi il faut être particulièrement sage avec le sauvage, pour l'approcher sans l'annuler. La sagesse, sophia, dans son sens grec le plus ancien, est une manière de s'y prendre, un mode d'approche. On pourrait dire que la sagesse est un art de s'insérer sans rien détruire. Elle définit une relation possible à la nature, une relation qui consiste à l'accueillir sans l'altérer. Presque toutes les philosophies ont tenté de définir cet art qu'est la sagesse, ce rapport à la nature que doit savoir nouer le sage.

 

Avant même la philosophie, il y avait une sagesse grecque dont Nietzsche a voulu percer le secret. Elle s'est exprimée, selon lui, comme un art littéraire qui est l'invention de la tragédie. Dans La naissance de la tragédie, le jeune philosophe évoque ce qu'il nomme le dionysisme, mot par lequel il désigne tout ce qui demeurait sauvage dans la culture grecque : les lieux, les pratiques, les sentiments, les moments de défoulement, etc. Le dionysisme est, écrit Nietzsche, "la pensée propre à la nature nue et sauvage" (74). Tout cela, les Grecs ne le combattaient pas mais l'acceptaient, le sacralisaient même, comme relevant du dieu Dionysos. Toute vraie civilisation laisse au dieu sa part sauvage. Nietzsche parle de la sagesse dionysiaque, celle de ce dieu qui est à la fois sage et sauvage.

 

Mais en quoi ce dieu de la nature sauvage peut-il être sage ? La sagesse n'est-elle pas plutôt ce sens de la mesure et de la tempérance, cette expression des belles formes que l'homme seul sait donner à ce qui sort de ses mains : ces temples ou ces églises, ces villes que l'homme vient ajouter à la nature et où l'on reconnaît la régularité des formes, le calcul et l'art des nombres, la symétrie, l'équilibre, bref tout ce qu'on ne trouve pas dans la nature mais seulement dans le monde artificiel fabriqué par l'homme, ce monde qu'on peut nommer à juste titre civilisé ? Ce monde des beaux styles, on le nomme aussi sophistiqué, de sophos qui désigne le sage. C'est ce monde civilisé que les Grecs, selon Nietzsche, ont placé sous le signe du dieu Apollon. Le problème, c'est que le monde bien calculé de l'homme, s'il est laissé à lui-même, ne peut que nous conduire à une forme de décadence car il se coupe de la vie et de la nature. C'est la décadence de l'art académique, celle du monde urbain généralisé, celle d'une nature soumise au calcul de la technique : Apollon froid, mort, dénaturé, méconnaissable. Pour qu'une civilisation soit grande, il faut qu'elle soit confrontée à de la nature sauvage, qu'elle en relève le défi comme disait Toynby. De même, le dieu sauvage, Dionysos, n'est sage que s'il accepte de se représenter, de montrer ce qu'il est sur une scène, de s'exprimer dans un récit qu'on nomme le mythe. Bref, le sauvage n'est sage qu'à la condition d'accéder à du langage, sous une forme ou une autre. Il y aurait, en somme, deux développements de la sauvagerie : soit elle se laisse emporter par sa propre fureur et se perd dans la confusion, soit elle entre dans du langage. Dionysos, dieu sauvage, est sage parce qu'il n'est pas seulement le dieu de l'ivresse obscure et aveugle : il est aussi le dieu de la tragédie, c'est-à-dire qu'il entre sur scène, il se représente.

 

*

 

Pour nous, aujourd'hui, dans la crise écologique, au milieu des marches pour le climat, il y a une urgence : c'est de reconsidérer la nature, c'est de redonner un peu de sauvagerie à notre société industrielle. Urgence écologie. Il faut rendre sa part maudite au dieu sauvage.

 

Mais la première chose que je voudrais dire, que je voudrais dire aussi à ces jeunes qui marchent pour le climat, c'est que ce besoin de retour à la nature est récurent, on le retrouve un peu à toutes les époques. Il est une polarité nécessaire à toute vie civilisée. Rousseau l'exprime au dix-huitième siècle contre une vie aristocratique décadente. Il dénonce la vie sophistiquée comme "des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l'heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés" (1e discours). François d'Assise le représente en son temps contre une vie ecclésiastique opulente. Ainsi que le rappelle le pape François, "il demandait qu'au couvent on laisse toujours une partie du jardin sans la cultiver, pour qu'y croissent les herbes sauvages", celles que nous avons la sottise d'appeler les mauvaises herbes. Bien avant, les premiers ermites quittent les grandes villes de l'Empire romain pour aller vivre dans les déserts et dans les grottes, et seront imités, au fil des siècles, par les pèlerins errants. En Grèce déjà, les disciples de Dionysos désertent la vie politique à l'agora, comme le font aujourd'hui ceux qu'on appelle, les jours d'élection, "les pêcheurs à la ligne", les abstentionnistes qui, en réalité, représentent un vrai signe de notre temps. En effet, dans un contexte certes très différent, et peut-être plus complexe, nous avons à refaire aujourd'hui un chemin qu'ont déjà fait, longtemps avant nous, certains hommes qui peuvent nous servir d'éclaireurs.

 

Après la défaite du mouvement régionaliste en France, celui de Vidal de la Blache par exemple, notre culture d'après-guerre a basculé dans un excès de parisianisme, de centralisme, d'esprit urbain, dont l'existentialisme sartrien est une bonne illustration. Pour preuve de cet excès, je pourrais citer le livre que le philosophe Clément Rosset publie en 1973 sous le titre : L'anti-nature. A partir d'un nietzschéisme à mon avis tendancieux, ce philosophe au demeurant sympathique n'a de cesse de débusquer toutes les formes de naturalisme dans la philosophie, à commencer chez ces grands maîtres que sont Platon et Aristote. Au nom d'une apologie de la vie artificielle, il traque ce qu'il nomme "l'idée de nature comme erreur et fantasme idéologique" (311). Au regard de ces excès anti-naturalistes de la philosophie française, de cette dérive apolinienne unilatérale, on voit qu'il y a encore du chemin à faire pour retrouver le pôle dionysiaque.

 

Ce chemin, c'est celui du réensauvagement. Loin de lui être contraire, il est porteur de civilisation. Il régénère. Mais il requiert une sagesse spéciale, qu'on peut nommer la sagesse du sauvage. C'est celui, par exemple, qui se cherche aujourd'hui à travers la décroissance, à travers les marches pour la climat, et aussi à travers des prises de position en rupture avec le carcan idéologique de la fin du vingtième siècle, type Luc Ferry ou Henri Lévy. Comme le disait Michel Serres à la fin de sa vie : nous n'avons jamais été aussi peu violents. Or s'il y a une violence meurtrière et barbare qu'il faut éviter à tout prix, il y en a une autre, la violence de l'esprit, qui est divine : elle est un vent, un grand souffle, elle est l'esprit même. Elle permet les changements de paradigme et l'émergence de nouveaux modèles. Nous avons besoin de réensauvager la pensée.

 

Eh bien, cette sagesse du sauvage, j'ai voulu, dans un premier temps, l'exprimer à travers Nietzsche, qui l'a bien comprise. Il nous montre qu'une civilisation vivante est un équilibre, une tension entre de la sauvagerie et du calcul. La civilisation morte, celle qui n'a plus que l'apparence de la civilisation, mais qui est comme vidée de l'intérieur, c'est celle qui repose entièrement sur le calcul. L'économie, qu'il faudrait d'ailleurs plutôt nommer l'écométrie, est une relation aux choses qui ne repose que sur du calcul : plus-value, taux de croissance, prospectives, etc. La technocratie, c'est le gouvernement par le calcul. Tel est l'horizon fermé de nos sociétés industrielles décadentes. Elles sont comparables à ce qu'ont été, en leur temps, l'aristocratie finissante, l'Eglise médiévale corrompue ou encore la Rome tardive ou le déclin des cités grecques. Lues à la lumière de Nietzsche, le point commun de tous ces âges de décadence, c'est que le calcul prend le pas sur la vie. La technocratie contemporaine, celle de Bruxelles par exemple, ou de Paris, ressemblent assez à ce que pouvaient être toutes les formes antérieures d'académisme : on compte, on mesure, on défend des canons, on définit des seuils comptable. Et l'on croit que compter tient lieu de pensée. La distance orgueilleuse du dieu Apollon tourne à sa propre caricature.

 

A ce moment-là, le salut de la civilisation ne peut venir que du réensauvagement. Dionysos, dit Nietzsche, est cette réserve de forces vitales qui se trouve dans le peuple. Retour vers les déserts (érémitisme), vers les pauvres (ordre mendiants), vers les retraites solitaires (Rousseau, Nietzsche). Autant de voies sages vers le sauvage.

 

*

 

 

 

Cette question du réensauvagement, de la voie sage vers le sauvage, je voudrais dire que c'est un moment interne à toute civilisation, un moment récurrent et pas du tout inédit, qu'on peut aussi appeler moment de la régénération. Aujourd'hui, nous le vivons à travers l'écologie. Mais, en lui-même, ce moment n'est pas fondamentalement écologique : il est un fait de civilisation. Repérons-le dans le langage actuel de l'écologie.

 

D'abord, le mot même d'écologie est source de tous les malentendus. Il veut dire tout et n'importe quoi. Commençons par y distinguer, grossièrement, trois sens.

 

L'écologie est une science, apparue au dix-huitième siècle, dans le mouvement des sciences naturelles, et qui se trouve ainsi nommée par Haekel en 1866 seulement (Jean-Marc Drouin, L'écologie et son histoire, 1991). En soi, l'écologie, comme toute science, doit surtout préserver sa neutralité axiologique et se tenir à l'écart du débat politique.

 

L'écologisme, à l'inverse, est un mouvement politique qui s'affirme massivement à partir des années 1970 et qui donne lieu à la création de partis politiques, de stratégies électorales et d'actions militantes. L'écologisme est un ensemble d'idées et de valeurs en opposition à la société industrielle de production et de consommation, mais il trouve des origines philosophiques diverses chez des penseurs bien antérieurs, comme Thoreau en Amérique, ou encore chez de grands philosophes allemands comme Heidegger.

 

Enfin, à côté de l'écologie du savant et de l'écologisme du militant, on doit ajouter l'écosophie du philosophe qui désigne un mode de vie en rupture avec la vie de la masse et en accord avec la nature. Ce mot d'écosophie a peut-être été inventé par le philosophe norvégien Arne Naess, que j'ai découvert grâce à monsieur Affeissa. Naess a aussi été l'inventeur de l'expression d'écologie profonde. "Par écosophie, écrit-il, j'entends une philosophie de l'harmonie ou de l'équilibre écologique". Plus que par cette définition, l'écosophie s'illustre par un mode de vie qu'a bien incarné Arne Naess, ce sage/sauvage. D'abord, vivre avec un sentiment fondamental qu'il nomme "respect profond, voire vénération" pour la nature. Ensuite, un choix de vie à l'écart, dans un lieu sauvage : Naess se fait construire une cabane à la montagne. Pratiquer la vie en plein air, et des activités de plein air : pour lui, c'est l'escalade. Se consacrer à la contemplation et la méditation, sous une forme ou une autre. Ne pas refuser certaines formes d'ivresse dionysiaque. S'engager dans des mouvements protestataires pour défendre la nature : pour sa part, il a participé aux actions de greenpeace. Ne pas reculer devant la désobéissance civile. L'écosophie ainsi caractérisée n'est pas propre à la mouvance écologiste : elle s'inscrit dans des pratiques philosophiques qui viennent de l'Antiquité, comme de la secte cynique par exemple.

 

Ecologie, écologisme et écosophie peuvent aller ensemble, mais pas forcément. Beaucoup de militants écologistes, qui se consacrent principalement à la politique et à ses stratégies, peuvent ne pas être des savants en écologie et ne pas pratiquer l'écosophie. Ou encore certains écologues sérieux peuvent ne pas être écologistes, ou certains écosophes se tenir loin de la politique, etc.

 

Dans le contexte de ce que nous pourrions appeler, d'une expression générique, la "mouvance verte", comment se pratique ce réensaugement de la civilisation que Rousseau et Nietzsche, dans d'autres contextes, appelaient, eux aussi, de leurs voeux et illustrèrent par leur vie si singulière, leur vie à part ? Puisque, enfin, beaucoup de nos grands classiques, même s'ils valent principalement par leurs écrits, ont pratiqué l'écosophie et nous sentons bien tout ce qu'il y a de sauvage dans la sagesse philosophique ou poétique.

 

Il faudrait revenir brièvement à quelques sources philosophiques de l'écologisme. Devant ces marches vertes, ces grèves dites mondiales qui crient l'urgence climatique, on songe d'abord à Hans Jonas. En publiant en 1979, en Allemagne, Le principe responsabilité, Jonas, juif, allemand, sioniste et vivant aux Etats-Unis, devient l'un des fondateurs de ce qu'on peut appeler un écologisme de la peur. Il appartient à une génération hantée par la Shoah et obsédée par le péril nucléaire. On ne comprendrait pas la mouvance verte, et en particulier son succès en Allemagne, sans la relier à la culpabilité allemande, à l'indignation devant l'horreur des camps et à la terreur issue d'Hiroshima. L'écologie de la peur ne se réduit pas à compter le nombre des espèces vivantes qui disparaissent : elle est issue, bien plus profondément, des catastrophes de la guerre (ruines, péril atomique, shoah) et elle a été réactivée par des événements mondiaux majeurs, comme Tchernobyl (1986) et Fukushima (2011) dont les conséquences sur la santé sont en cours. S'il veut s'élever jusqu'à la responsabilité qui lui incombe, l'homme d'aujourd'hui ne peut pas en rester à l'écosophie heureuse et contemplative d'un Arne Naess, fondée sur la joie du plein air et la vénération des montagnes. Jonas propose une "heuristique de la peur", à partir de laquelle l'humanité pourra reconnaître les obligations éthiques qu'elle a à l'égard des générations futures. Une éthique contraignante, une nouvelle table des lois, pour que l'homme puisse préserver "non seulement sa survie physique mais aussi l'intégrité de son essence" (préface). "Une éthique, écrit Jonas, qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l'homme de devenir une malédiction pour lui".

 

De là découle un écologisme de l'urgence qui est en train de s'imposer depuis quelques années et à l'égard duquel il me semble bon de garder un esprit critique.

 

Vouloir imposer le souci de la nature par la peur et le catastrophisme, lui-même porté par la pression médiatique qui produit des effets de panique, est-ce le meilleur moyen pour retrouver une sagesse ouverte à la nature sauvage ? D'ailleurs, on comprend bien que l'éthique qu'appelle Jonas n'aura d'éthique que le nom : elle sera, en réalité, un réglementation rigide et sévère, une écocratie extrêmement autoritaire comme le sont toujours les législations inspirées par la peur. C'est l'esprit du Dieu terrible de l'Ancien Testament qui châtie les hommes de Babel. L'écologisme de l'urgence porte les germes d'un écologisme barbare, funeste pour nos libertés, et qui est tout le contraire, en dépit de ses bonnes intentions, d'une sagesse sauvage. La béance qui sépare le barbare du sauvage, c'est la liberté : la barbarie prive les hommes de liberté au nom d'un impératif supérieur, tandis que l'éveil de la vie sauvage en soi-même définit l'espace immense de notre propre liberté. On voit bien comment, dans les médias, l'écologisme de la peur se tourne en un appel à l'état d'urgence, à l'état exception qui ne signifie rien d'autre que la suspension des libertés politiques et ouvre toujours dans l'histoire sur des pouvoirs totalitaires. La sagesse, en pareille situation, consiste bien à se tenir sauf de tout mouvement de panique, préservé, non pollué par la soit disant heuristique de la peur.

 

Une autre source philosophique de l'écologisme peut nous aider davantage parce qu'elle prône la sérénité. Il s'agit de la philosophie de Heidegger des années 1950 qui définit ce qu'on pourrait appeler un écologisme du soin. N'est-ce pas justement cela que nous cherchons : une sagesse sereine qui consisterait à prendre soin du savauge ?

 

La pensée écologiste de Heidegger est nourrie des mêmes inquiétudes : pouvoir destructeur des armes nouvelles, puissance vertigineuse des techniques, méfaits du développement industriel. Mais il en tire une pensée de la juste habitation de l'homme sur terre. Protégé de tout activisme par sa conception d'un destin historique contre lequel les hommes de peuvent pas grand chose, Heidegger prône un certain détachement à l'égard des excès du développement. Il pose une éthique du soin des choses, de la préservation, de la protection. Aménager la terre, c'est aussi la ménager, c'est-à-dire ne pas l'exploiter et la sauver de tout ce qui pourrait lui nuire. Mais cela n'est possible que si l'homme sauve, en lui-même, sa propre pensée, sa capacité de méditer. Il n'est pas seulement un ingénieur qui calcule : il doit être aussi un poète qui accueille ce qui se présente. Heidegger se place dans l'attente d'un réenracinement des hommes sur la terre. En réalité, la "crise écologique" est une crise culturelle.

 

Heidegger nous propose bien là une sagesse, fondée sur une vie méditative profonde, mais quelle place y est faite au sauvage ? Les valeurs de l'écologisme heideggérien renvoient au monde paysan de l'élevage et de l'agriculture, de l'artisanat aussi : elles peuvent sembler passéïstes. N'est-ce pas un écologisme attentiste ? Est-il de nature à réveiller des énergies, à régénérer en nous des élans créateurs ? Il y a un risque d'écologisme muséale, de retour à la traction animale, aux marchés de l'artisanat, aux éco-musées, à la mise sous protection de la nature sauvage sous forme de réserves. Le sauvage, s'il n'existe que par notre protection, est-il encore du sauvage ?

 

Pour éclairer ce point, je voudrais faire appel à un philosophe politique, qui ne s'est pas beaucoup occupé d'écologie. Giorgio Agamben nous permet de mieux comprendre le statut politique du sauvage dans les sociétés. L'idée d'Agamben, c'est que l'état sauvage ne précède pas la vie en société : c'est, au contraire, la vie en société qui rend sauvages certains êtres en les excluant. A Rome, on appelle homo sacer le criminel qu'on ne tue pas mais que chacun peut tuer s'il le veut sans craindre d'être puni. Du coup, l'homo sacer est condamné à se cacher, à errer, à mener une vie sauvage. Au moyen âge, le bandit est celui qui est mis au ban, c'est-à-dire exclu de la communauté et condamner à se défendre lui-même si on l'attaque. Chez les Germains, le loup-garou, c'est l'homme qui erre dans les forêts sauvages et qui retourne à l'état de loup, parce qu'il a été mis au ban. On voit donc que, dans des sociétés très différentes, la vie sauvage résulte d'une condamnation par exclusion du groupe humain. La sauvagerie est l'état vers quoi retourne le banni, l'exclu. Agamben insiste sur le point suivant : l'homme sauvage est exclu, certes, mais encore sous le pouvoir du droit qui l'a condamné, car il peut être à tout moment trouvé et tué. Le sauvage est à la fois exclu et maintenu dans la dépendance ou sous l'emprise du pouvoir souverain. Agamben parle d'une exclusion inclusive. Celle-ci est le propre du pouvoir souverain : il ne règne jamais autant que sur ce qu'il exclut.

 

La question qu'alors je me pose est la suivante : est-ce que la nature, aujourd'hui, n'est pas sauvage dans le sens qu'Agamben donne à ce mot ? A partir du moment où l'homme a le pouvoir de détruire la nature, d'araser les montagnes, de déforester, de détourner le cours de fleuves, de supprimer toute forme de vie par l'explosion nucléaire, il n'est pas seulement possesseur de la nature. Le possesseur est celui qui peut en faire usage, selon le paradigme économique. Mais de celui qui peut réduire la nature à rien, qui peut l'anéantir, nous dirons qu'il en est le souverain, selon un paradigme politique. Comme le pater romain, ayant droit de vie et de mort sur son fils. L'homme est maître de la nature, non plus en tant que possesseur, mais en tant que souverain. Si bien que la nature a changé de statut sans que nous nous en apercevions. Elle était matière première et stock d'énergie, comme la pense encore Heidegger; elle est devenue sujet politique, assujettie à la souveraineté du pouvoir. Il y a eu politisation de la nature.

 

Ce qu'on ne voit pas encore assez, c'est que la nature n'est plus seulement exploitée (idée du dix-neuvième siècle) : elle est désormais gouvernée, ce qui n'est pas du tout la même chose. Au coeur de l'oeuvre d'Agamben, il y a cette thèse : "Le camp (...) est le nouveau nomos biopolitique de la planète" (155). Avons-nous assez bien compris comment cela s'applique aussi à la nature ? En effet, lorsqu'on lit cette phrase d'Agamben qui dit que "le camp est un morceau de territoire situé en dehors de l'ordre juridique normal" (150), on pense bien sûr aux parcs nationaux et aux différentes réserves naturelles. Ces espaces protégés relèvent d'un état d'exception puisque de nombreuses lois ordinaires sur la propriété, le code de la construction et de l'habitation, le droit de chasse, etc, sont suspendues. Le camp n'est pas seulement un espace d'horreur comme il l'a été en Allemagne nazie. Il se définit surtout par son extériorité à l'égard de la légalité ordinaire. Il peut être un espace de protection. Dans les parcs et réserves, la vie sauvage est soustraite à tout usage : elle est une vie réduite à sa pure existence, une vie nue. Elle n'est pas exploitée, elle est gouvernée, dans le sens où elle est tenue là par une décision souveraine qui la laisse vivre alors même qu'elle pourrait l'anéantir.

 

*

 

Selon ce nouvel éclairage, on peut reconsidérer le soin du sauvage dans son paradoxe actuel. Il y avait traditionnellement deux options : soit l'homme s'inscrit dans la vie sauvage, soit il la domestique. Mais, à présent, c'est une troisième option qui l'emporte : le sauvage s'inscrit dans la vie des hommes, dans l'aménagement globale de la planète, sous la forme de l'exclusion inclusive des parcs ou des réserves gouvernés par une administration fondée sur l'écologie. Le contenu devient le contenant, et inversement. Ce n'est plus l'homme dans la nature sauvage : c'est la vie sauvage dans le monde de l'homme. L'écologie devient la science de référence d'un projet qui serait le gouvernement écologiste de la nature sauvage. Autant dire que le sauvage change de sens : il est en quelque sorte administré par l'Etat. Par un Etat libéral, c'est-à-dire un Etat qui laisse faire la nature, pour qu'elle se développe librement, mais seulement à titre exceptionnel, dans des espaces délimités, et sous contrôle.

 

Il faut être très reconnaissant aux associations qui, comme "Forêts sauvages", travaillent à l'extension des parcs nationaux en France. Le beau livre de Gilbert Cochet et de Stéphane Durand, intitulé Réansauvegeons la France, montre bien comment la biodiversité a été réintroduite dans notre pays et comment les espaces sauvages protégés ne cessent de s'accroître. Cependant, la question demeure : une nature mise en réserves et en parcs est-elle encore une nature sauvage ?

 

Je dirais oui et non. Tout dépend du regard que nous posons sur elle. Tout dépend de la sagesse avec laquelle nous nous en approchons. Et je voudrais dire, pour finir, qu'une politique de l'environnement ne suffit pas, que la protection et la gestion de la nature sauvage peut rester vaine si elle ne s'accompagne pas d'une éducation du regard, d'une culture des sentiments contemplatifs et, en fin de compte, d'une sagesse dans la manière d'entrer en proximité avec les choses comme dit Heidegger (mais je n'ai pas le temps de reprendre les belles analyses de celui-ci auxquelles je renvoie). Nous savons bien que, pour quelqu'un de sensible à la nature sauvage, à sa force, à sa poésie, un brin d'herbe suffit, la moindre pâquerette au bord du chemin. Un poète comme Victor Hugo a su élever à la dignité des étoiles l'herbe et la fleur sauvage, et d'autres après lui. A l'inverse, l'homme gestionnaire qui ne sait pas faire autre chose que calculer, c'est-à-dire l'homme d'aujourd'hui, le professionnel de base, le technocrate ordinaire, ne verra dans la nature sauvage qu'un espace à gérer en fonction de certaines méthodes et procédures. L'on peut multiplier tant qu'on veut les parcs nationaux et les voyages touristiques dans les sites les plus sublimes sans que cela ne change rien. Tout au plus comptera-t-il combien d'emplois ça créé dans les agences de voyages et au ministère de l'environnement ! Je veux dire par là que la question de la sauvagerie est principalement une question de culture et appelle une réponse culturelle. Le chemin d'ensauvagement, comme moment de régénération par le retour au pôle naturel de la culture, est d'abord un travail sur soi, un travail sur la pensée. Nous sommes dans la continuité de Socrate : le soin des choses (en l'occurence de la nature) commence toujours par le soin de sa propre âme.

 

La fonction fondamentale de la culture, c'est de maintenir les grands partages. Et la sagesse, c'est de savoir discerner les ordres et les niveaux dans un monde différencié. A l'inverse de la sagesse, c'est une folie de ramener la nature à n'être que de la matière première et du stock d'énergie. Cette vision économiste est folle. Mais c'est une autre folie, quoi que plus récente, de vouloir tout politiser et juridiciariser, de faire de la nature un enjeu politique et de la prendre dans l'idée creuse d'un contrat naturel. C'est un manque de sagesse, qui génère une profonde crise culturelle, que de réduire les plantes et les animaux au statut de sujet politique soumis à la souveraineté d'une décision. Appartient-il à des institutions politiques de décider de la densité d'une population animale, voire de l'utilité ou non de telle ou telle forêt ? Faut-il mettre sous contrôle politique l'évolution des rivages sablonneux, le changement du cours des fleuves, les variations climatiques ? Le problème, soulevé par Foucault et Agamben, de la politisation de toute vie, ce qu'on nomme pour aller vite le problème de la biopolitique, est un danger pour les hommes, mais aussi pour les animaux et pour les plantes, pour les rivières, pour le ciel même. La politisation, rendue possible par les techniques nouvelles, consiste à étendre sans cesse le pouvoir de décision du corps politique sur toute chose. C'est l'accroissement sans frein du décidable qui pose tant de questions inédites en bioéthique et en matière d'environnement. L'horizon d'une pareille conception, est le suivant : tout ce qui est doit être décidé par l'homme, voulu ou refusé par l'homme. Mais quels hommes ? Plus le décidable s'étend, plus la question du gouvernement des uns par les autres devient aiguë.

 

L'écologisme manque de prudence à l'égard de ce danger de politisation de la vie. Il coopère à la gestion des espaces naturels et à l'aménagement des sites sans s'apercevoir des confusions qui en découlent. Il ne peut que s'y perdre lui-même, en rompant avec toute forme d'écosophie, comme on le voit dans le jeu des calculs politiciens. L'aménagement du territoire et la politique environnementale ne peuvent obéir qu'à des logiques politiques, puisque la décision est, par essence, le coeur du politique. L'écologie, qui est une science, ne peut en aucune manière être une politique. Quant à l'écologisme de l'ensauvagement, il ne peut rester fidèle à lui-même que dans l'influence culturelle qu'il doit chercher à avoir.

 

Le sauvage, en effet, relève moins du territoire que de l'émotion. Et, pour tout dire, de l'inspiration. Comment dépolitiser notre regard sur les choses si l'on tient sans cesse des calculs de gestionnaire ? A nous de montrer et de faire savoir que le monde sauvage, ce n'est pas de la superficie, ce n'est pas de la densité, mais que c'est une occasion permanente d'extase, une rencontre répétée du mystère, une épreuve époustouflante de l'altérité et de la transcendance. Dépolitiser la vie, c'est aiguiser le sens poétique des hommes. Celui en qui croît l'intensité de l'acte créateur cesse d'être un sujet politique soumis à un pouvoir souverain. Il atteint, en lui-même, ce que Georges Bataille nommait la vie souveraine, la vie divine et glorieuse, et qui est l'inverse de la vie nue et exposée au pouvoir. Seule la poésie nous rend le sauvage, et autant dire qu'elle nous sauve. Comment rendre sa part à Dionysos, à la sagesse du dieu sauvage, au vent qui souffle où il veut ? Comment si ce n'est en répétant, après Heidegger, le mot de Hölderlin selon lequel "l'homme habite en poète" ? Si ce n'est en formant et en aiguisant notre sens poétique ? Car, comme l'a vu Nietzsche, la présence de la sagesse sauvage dans la tragédie, tient à une alchimie poétique, ou, comme il dit, "au dosage admirable d'un noble vin qui à la fois donne de la flamme et porte à la méditation".

 

 

 

 

 

 

 

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